Tribunal des Conflits
N° C3953
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
M. Arrighi de Casanova, président
M. Rémy Schwartz, rapporteur
M. Girard, commissaire du gouvernement
lecture du lundi 16 juin 2014
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu, enregistrée à son secrétariat le 28 février 2014, la lettre par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a transmis au Tribunal le dossier de la procédure opposant Mme B…à la communauté d’agglomération de la Rochelle devant la cour d’appel de Poitiers ;
Vu le déclinatoire présenté le 14 octobre 2013 par le préfet de la Charente Maritime, tendant à voir déclarer la juridiction de l’ordre judiciaire incompétente par les motifs que le litige conduit à examiner la légalité de la décision administrative par laquelle la communauté d’agglomération de la Rochelle a renoncé à aliéner le bien appartenant aux épouxB…;
Vu l’arrêt du 31 janvier 2014 par lequel la cour d’appel de Poitiers a rejeté le déclinatoire de compétence ;
Vu l’arrêté du 13 février 2014 par lequel le préfet a élevé le conflit ;
Vu, enregistré le 7 avril 2014, le mémoire présenté pour Mme A… B… qui conclut à l’annulation de l’arrêté de conflit et au renvoi de l’affaire devant la cour d’appel de Poitiers par les motifs que le litige ne conduit pas à apprécier la légalité d’une décision administrative mais uniquement à constater l’intervention du transfert de propriété ;
Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal des conflits a été notifiée au président de la communauté d’agglomération de la Rochelle et au ministre de l’égalité des territoires et du logement, qui n’ont pas produit de mémoire ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
Vu la loi du 28 mai 1872 ;
Vu l’ordonnance du 1er juin 1828 modifiée ;
Vu l’ordonnance des 12-21 mars 1831 modifiée ;
Vu le décret du 26 octobre 1849 modifié ;
Vu le code de l’urbanisme, notamment l’article L 213-7 ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Rémy Schwartz, membre du Tribunal,
– les observations de la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, Coudray pour Mme B…,
– les conclusions de M. Michel Girard, commissaire du gouvernement ;
Considérant que la communauté d’agglomération de la Rochelle a exercé son droit de préemption sur l’immeuble appartenant aux consorts B…situé sur le territoire de la commune de Châtelaillon ; que faute d’accord avec les intéressés sur le prix de la cession, elle a saisi le juge de l’expropriation pour obtenir la fixation de ce prix; que, par arrêt du 16 mars 2007, la cour d’appel de Poitiers a fixé le prix de cession de l’immeuble à 1 632 000 euros ; que la communauté d’agglomération de la Rochelle, jugeant ce prix trop élevé, a renoncé le 3 juillet 2007 à exercer son droit de préemption ; que, par acte du 12 mai 2009, les consorts B…ont assigné la communauté d’agglomération de la Rochelle devant le tribunal de grande instance de la Rochelle aux fins de dire que la vente était parfaite et de condamner la communauté d’agglomération à payer le prix fixé par le juge de l’expropriation ; que par un jugement du 21 juin 2011, le tribunal de grande instance s’est reconnu compétent et a constaté le transfert de propriété du bien ; que par arrêt du 31 janvier 2014, la cour d’appel de Poitiers, saisie par la communauté d’agglomération de la Rochelle, a rejeté le déclinatoire de compétence déposé par le préfet de Charente Maritime ; que, par arrêté du 13 février 2014, le préfet a élevé le conflit ;
Considérant qu’en vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, sous réserve des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires, il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’annulation ou à la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que de même, le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire ;
Considérant que ces principes doivent être conciliés tant avec l’exigence de bonne administration de la justice qu’avec les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable ; qu’il suit de là que si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ;
Considérant qu’aux termes de l’article L 213-7 du code de l’urbanisme : « A défaut d’accord sur le prix, tout propriétaire d’un bien soumis au droit de préemption, qui a manifesté son intention d’aliéner ledit bien, peut ultérieurement retirer son offre. De même, le titulaire du droit de préemption peut renoncer en cours de procédure à l’exercice de son droit à défaut d’accord sur le prix./ En cas de fixation judiciaire du prix, et pendant un délai de deux mois après que la décision juridictionnelle est devenue définitive, les parties peuvent accepter le prix fixé par la juridiction ou renoncer à la mutation. Le silence des parties dans ce délai vaut acceptation du prix fixé par le juge et transfert de propriété, à l’issue de ce délai, au profit du titulaire du droit de préemption » ;
Considérant que la décision portant renonciation à l’exercice du droit de préemption est une décision prise par l’administration sur le fondement du second alinéa de l’article L 213-7 du code de l’urbanisme précité et ainsi dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que, d’une part, si l’appréciation de sa légalité relève du juge administratif, il résulte d’une jurisprudence établie du Conseil d’Etat que la décision par laquelle une personne publique renonce à exercer son droit de préemption à l’expiration du délai légal de deux mois après l’intervention d’une décision juridictionnelle devenue définitive fixant le prix de la cession est entachée d’illégalité : que, d’autre part, il appartient au juge judiciaire de déterminer si une décision de cour d’appel fixant le prix de cession de l’immeuble objet de la préemption est une décision juridictionnelle devenue définitive au sens du second alinéa de l’article L 213-7 du code de l’urbanisme ;
Considérant que si le litige dont est saisie la cour d’appel de Poitiers conduit à apprécier la légalité de la décision du 3 juillet 2007 par laquelle la communauté d’agglomération de la Rochelle a décidé de renoncer à exercer son droit de préemption compte tenu de la décision de la cour d’appel du 16 mars 2007, notifiée le 4 avril 2007, fixant le prix de l’immeuble, il résulte de ce qui vient d’être dit qu’il apparaît manifestement, eu égard à la jurisprudence établie du Conseil d’Etat, qu’une telle contestation peut être tranchée par le juge judiciaire compétemment saisi du litige au principal; que dès lors, c’est à tort que le conflit a été élevé ;
D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêté de conflit pris le 13 février 2014 par le préfet de Charente Maritime est annulé.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à Madame A…B…, à la communauté d’agglomération de la Rochelle et au garde des sceaux, ministre de la justice.