Conseil d’État
N° 416860
Publié au recueil Lebon
6ème – 5ème chambres réunies
Mme Coralie Albumazard, rapporteur
M. Louis Dutheillet de Lamothe, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO, avocats
lecture du mercredi 13 novembre 2019
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La commune de Marennes a demandé au tribunal administratif de Poitiers d’annuler, d’une part, l’arrêté du 30 avril 2010 par lequel le préfet de la Charente-Maritime a prescrit la réalisation d’office d’études et de travaux par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sur le site du Petit Port des Seynes à Marennes et, d’autre part, la décision du 11 juin 2010 par laquelle le préfet a rejeté sa demande tendant à ce qu’il soit enjoint à la Compagnie de Saint-Gobain, en qualité d’ancien exploitant, de remettre en état le site du Petit Port des Seynes et, à défaut, de condamner l’Etat à lui verser la somme de 18 924 671 euros au titre des divers préjudices qu’elle a subis, assortie des intérêts et de la capitalisation des intérêts. Par un jugement nos 1001612, 1001779 du 29 novembre 2012, le tribunal administratif a rejeté ces demandes.
Par un arrêt n° 13BX00305 du 4 juin 2015, la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté l’appel formé par la commune de Marennes contre ce jugement.
Par une décision n° 392288 du 30 décembre 2016, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, saisi d’un pourvoi présenté par la commune de Marennes, a annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 4 juin 2015 et lui a renvoyé l’affaire.
Par un nouvel arrêt n° 17BX00008 du 31 octobre 2017, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 29 novembre 2012 mais rejeté les demandes présentées par la commune de Marennes devant le tribunal administratif de Poitiers.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 27 décembre 2017 et 26 mars 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la commune de Marennes demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 6 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code de l’environnement ;
– le code des relations entre le public et l’administration ;
– la loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 ;
– la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Coralie Albumazard, maître des requêtes en service extraordinaire,
– les conclusions de M. Louis Dutheillet de Lamothe, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la commune de Marennes ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 21 octobre 2019, présentée par la commune de Marennes ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune de Marennes est propriétaire depuis 1958 d’une partie du site du Petit Port des Seynes, friche industrielle d’une superficie d’environ dix-sept hectares située sur son territoire et sur lequel la société Saint-Gobain a exploité, entre 1872 et 1920, une fabrique de soude et d’engrais chimique. Souhaitant y créer une zone d’aménagement concerté, la commune de Marennes a, en 2001, confié à la société Bureau Veritas la réalisation d’une étude préliminaire qui a mis en évidence l’existence d’une importante pollution des sols et des eaux souterraines du site, confirmée ultérieurement par des études complémentaires réalisées à l’initiative de la commune afin de connaître plus précisément la nature et l’ampleur de la pollution. A sa demande ainsi qu’à celle de la société Oléron STP, qui exploite sur le site une entreprise de fabrication de peintures, le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers a prescrit, par ordonnance du 15 mars 2007, une expertise destinée à connaître la nature et l’étendue des pollutions affectant l’ancien site de l’usine Saint-Gobain, l’origine de ces pollutions, les mesures de protection de l’environnement qu’elles appellent et les préjudices subis tant par la commune que par la société Oléron STP. Le rapport de l’expert, déposé le 30 juin 2009, a confirmé la pollution du site et son imputabilité aux activités de la société Saint-Gobain. Estimant toutefois que la méthode suivie par l’expert ne correspondait pas à la méthodologie définie par la circulaire ministérielle du 8 février 2007 relative aux modalités de gestion et de réaménagement des sites pollués, le préfet de la Charente-Maritime a pris, le 30 avril 2010, un arrêté prescrivant à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) la réalisation, aux frais de la personne responsable du site, de nouvelles études destinées à mieux cerner la pollution existante, son origine et les moyens de gestion adéquats. La commune de Marennes a saisi le tribunal administratif de Poitiers de demandes tendant, d’une part, à l’annulation de cet arrêté et, d’autre part, à l’annulation de la décision du 11 juin 2010 par laquelle le préfet a refusé d’ordonner à la société Saint-Gobain de remettre le site en l’état ou, à défaut, de l’indemniser de ses préjudices. Par un jugement du 29 novembre 2012, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté ces demandes comme irrecevables au motif que son maire ne justifiait pas avoir été régulièrement habilité. Par une décision du 30 décembre 2016, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 4 juin 2015 qui avait rejeté l’appel formé contre ce jugement. Par un nouvel arrêt du 31 octobre 2017, contre lequel la commune de Marennes se pourvoit en cassation, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 29 novembre 2012 mais, statuant par la voie de l’évocation, a rejeté les demandes présentées par la commune de Marennes.
Sur l’arrêt en ce qu’il a statué sur les conclusions dirigées contre la décision du préfet du 11 juin 2010 en ce qu’elle a refusé d’enjoindre à la société Saint-Gobain de remettre en état le site :
En ce qui concerne le moyen tiré du défaut de motivation de cette décision :
2. Aux termes de l’article 1er de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public, dont les dispositions ont été reprises en substance à l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l’administration : » Les personnes physiques ou morales ont le droit d’être informées sans délai des motifs des décisions administratives individuelles défavorables qui les concernent. / A cet effet, doivent être motivées les décisions qui : / – restreignent l’exercice des libertés publiques ou, de manière générale, constituent une mesure de police (…) ; / – refusent un avantage dont l’attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l’obtenir « .
3. Pour l’application de ces dispositions, l’appréciation du caractère défavorable d’une décision doit se faire en considération des seules personnes physiques ou morales qui sont directement concernées par elle, et non au regard de celles, le cas échant distinctes, qui sont à l’origine de la demande adressée à l’administration. En outre, la mise en oeuvre, par l’autorité administrative, des pouvoirs de police dont elle dispose en application de la législation sur les installations classées pour la protection de l’environnement ne saurait être regardée comme un avantage dont l’attribution constitue un droit pour les tiers à l’exploitation, et notamment le propriétaire du terrain qui a été le siège d’une telle installation.
4. Il s’ensuit que la commune de Marennes, qui ne peut être regardée comme la personne directement concernée par le refus du préfet d’enjoindre à la société Saint-Gobain de remettre en état le site du Petit Port des Seynes, n’est pas fondée à soutenir que la cour administrative d’appel de Bordeaux aurait commis une erreur de droit ou une erreur de qualification juridique en jugeant que la décision attaquée n’était pas au nombre des décisions soumises à l’obligation de motivation résultant de la loi du 11 juillet 1979.
En ce qui concerne la prescription :
5. En application des dispositions de la loi du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de ‘l’environnement, reprises aux articles L. 511-1 et suivants du code de l’environnement, l’obligation de remise en état du site prescrite par l’article 34 du décret du 21 septembre 1977 pris pour l’application de cette loi, repris à l’article R. 512-74 du code de l’environnement puis, pour les installations soumises à autorisation, aux articles R. 512-39-1 et suivants du même code, pèse sur le dernier exploitant de l’installation ou sur son ayant-droit. Cette obligation est applicable aux installations de la nature de celles soumises à autorisation en application du titre 1er du livre V du code de l’environnement alors même qu’elles auraient cessé d’être exploitées avant l’entrée en vigueur de la loi du 19 juillet 1976, dès lors que ces installations demeurent susceptibles de présenter les dangers ou inconvénients énumérés à l’article L. 511-1 de ce code. Dans cette hypothèse, l’obligation de remise en état du site pèse sur l’ancien exploitant ou, si celui-ci a disparu, sur son ayant-droit. Lorsque l’exploitant ou son ayant-droit a cédé le site à un tiers, cette cession ne l’exonère de ses obligations que si le cessionnaire s’est substitué à lui en qualité d’exploitant. Il incombe ainsi à l’exploitant d’une installation classée, à son ayant-droit ou à celui qui s’est substitué à lui, de mettre en oeuvre les mesures permettant la remise en état du site qui a été le siège de l’exploitation dans l’intérêt, notamment, de la santé ou de la sécurité publique et de la protection de l’environnement. L’autorité administrative peut contraindre les personnes en cause à prendre ces mesures et, en cas de défaillance de celles-ci, y faire procéder d’office et à leurs frais.
6. L’obligation visée au point précédent se prescrit par trente ans à compter de la date à laquelle la cessation d’activité a été portée à la connaissance de l’administration, sauf dans le cas où les dangers ou inconvénients présentés par le site auraient été dissimulés. Toutefois, lorsque l’installation a cessé de fonctionner avant l’entrée en vigueur du décret du 21 septembre 1977 pris pour l’application de la loi du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement, qui a créé l’obligation d’informer le préfet de cette cessation, et hors le cas où les dangers ou inconvénients présentés par le site ont été dissimulés, le délai de prescription trentenaire court à compter de la date de la cessation effective de l’activité.
7. La prescription trentenaire susceptible d’affecter l’obligation de prendre en charge la remise en état du site pesant sur l’exploitant d’une installation classée, son ayant droit ou celui qui s’est substitué à lui, est sans incidence, d’une part, sur l’exercice, à toute époque, par l’autorité administrative des pouvoirs de police spéciale conférés par la loi en présence de dangers ou inconvénients se manifestant sur le site où a été exploitée une telle installation, et, d’autre part, sur l’engagement éventuel de la responsabilité de l’État à ce titre.
8. En l’espèce, la cour administrative d’appel a relevé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que la société Saint-Gobain avait cessé son activité de fabrication de soude et d’engrais chimique sur le site du Petit Port des Seynes en 1920. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 sur le point de départ du délai de prescription que la cour n’a commis ni erreur de droit, ni erreur de qualification juridique en jugeant qu’à la date de la décision attaquée du 11 juin 2010, le délai de prescription de trente ans était en principe écoulé. Si, ainsi qu’il a été dit au point 6, le délai de prescription de l’obligation de remise en état ne court pas dans le cas où les dangers ou inconvénients présentés par le site ont été dissimulés, la cour a, sans erreur de droit, porté sur les faits de l’espèce une appréciation souveraine, exempte de dénaturation, en jugeant que la circonstance que la pollution causée par l’activité de la société Saint-Gobain ait affecté le sous-sol et les eaux souterraines du site ne permettait pas, à elle seule, de caractériser une dissimulation de nature à faire obstacle au déclenchement du délai de prescription. Il suit de là que c’est sans erreur de droit ni erreur de qualification juridique qu’elle a jugé que, à la date de la décision attaquée, l’action aux fins de remise en état du site était prescrite à l’égard de l’ancien exploitant, pour en déduire que le préfet avait pu légalement renoncer à engager une procédure à ce titre à son encontre.
Sur l’arrêt en ce qu’il a statué sur les conclusions tendant à la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat pour carence fautive dans l’exercice de ses pouvoirs de police :
9. En premier lieu, après avoir souverainement retenu qu’il n’était pas établi que le préfet aurait reçu, avant la première étude de sols réalisée en 2001 à l’initiative de la commune de Marennes et, en tout état de cause, avant l’expiration du délai de prescription, des informations relatives à l’existence, sur le site du Petit Port des Seynes, de dangers ou d’inconvénients visés à l’article L. 511-1 du code de l’environnement imposant la mise en oeuvre des pouvoirs de police spéciale que lui confère la loi, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que l’abstention du préfet de faire usage de ses pouvoirs de police à l’encontre de l’ancien exploitant ne traduisait aucune carence fautive susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat.
10. En deuxième lieu, il résulte des dispositions relatives à la police des déchets applicables à l’époque des carences alléguées, notamment de l’article L. 541-3 du code de l’environnement, et désormais des dispositions relatives à la police des sites et sols pollués, codifiées à l’article L. 556-3 du code de l’environnement, que, en cas de pollution des sols due à l’activité d’une ancienne installation classée pour la protection de l’environnement pour laquelle l’Etat ne peut plus mettre en demeure l’ancien exploitant ou une personne s’y étant substituée, ou le cas échéant toute autre personne qui y serait tenue, de procéder à la dépollution du site, en raison soit de la disparition ou de l’insolvabilité de ce dernier, soit de l’expiration du délai de prescription de l’obligation de remise en état reposant sur lui, l’Etat peut, sans y être tenu, financer lui-même, avec le concours financier éventuel des collectivités territoriales, des opérations de dépollution au regard de l’usage pris en compte, dont il confie la réalisation à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) ou à un autre établissement public compétent. Dans le cas toutefois où il apparaît que la pollution d’un sol présente un risque grave pour la santé, la sécurité et la salubrité publiques ou pour l’environnement, il incombe à l’Etat de faire usage de ses pouvoirs de police en menant notamment des opérations de dépollution du sol, pour assurer la mise en sécurité du site, compte tenu de son usage actuel, et remédier au risque grave ayant été identifié.
11. En l’espèce, d’une part, la cour administrative d’appel a retenu, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que si la pollution du site du Petit Port des Seynes et son imputabilité aux activités de la société Saint-Gobain avaient certes été identifiées par les diverses études réalisées sur place à compter de 2001, toutefois, ni ces études, qui ont été réalisées entre 2001 et 2008, ni le rapport d’expertise judiciaire n’avaient livré une information suffisamment globale et synthétique sur l’état de la pollution du site, ses possibilités de transferts vers d’autres milieux et sur la compatibilité des usages des parcelles, composant le site ou situées dans son environnement immédiat, avec le risque sanitaire existant. En jugeant, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce que le préfet n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en confiant à l’ADEME la charge de procéder à des investigations supplémentaires sur le site, compte tenu du rôle particulier reconnu par la loi à cette agence pour faire exécuter les travaux de remise en état des sols pollués et de la méthodologie spécifique applicable aux études préalables à de tels travaux, la cour s’est livrée à une appréciation souveraine des faits de l’espèce qui n’est pas entachée de dénaturation.
12. D’autre part, après avoir estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, qu’une fois informé par la commune de Marennes de la pollution affectant le site litigieux, le préfet avait cherché à déterminer des solutions permettant de remettre le site en état, d’abord en tentant, à la demande de la commune, une conciliation avec l’ancien exploitant puis, cette voie n’ayant pas abouti, en engageant une procédure destinée à sécuriser le site et en en confiant la maîtrise d’ouvrage à l’ADEME, la cour a exactement qualifié les faits de l’espèce en jugeant qu’aucune carence fautive ne pouvait être imputée à l’Etat et en rejetant les conclusions de la commune tendant à la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat sur le terrain de la faute.
13. Il résulte de tout ce qui précède que la commune de Marennes n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque. Ses conclusions présentées au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu’être rejetées.
D E C I D E :
————–
Article 1er : Le pourvoi de la commune de Marennes est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la commune de Marennes et à la ministre de la transition écologique et solidaire.