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Environnement – Préjudice écologique : reconnaissance de la « contamination généralisée, diffuse, chronique et durable » des eaux et des sols par les pesticides !

Jugement rendu par Tribunal administratif de Paris
29-06-2023
n° 2200534/4-1
Texte intégral :
Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 10 janvier et 17 février 2022, 19 janvier et 9 février 2023, les associations Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre-Saumon (ANPER-TOS) et l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS), représentées par Me Daoud, demandent au tribunal, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) à titre principal, de condamner l’Etat à réparer le préjudice écologique causé par ses carences et insuffisances en matière d’évaluation des risques et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, de réexamen des autorisations et de protection de la biodiversité contre les effets de ces produits et à mettre un terme à l’ensemble de ces carences et insuffisances ;

2°) de condamner l’Etat au versement d’un euro symbolique à chacune d’elles en réparation du préjudice moral subi ;

3°) d’enjoindre à l’Etat de mettre un terme à l’ensemble des manquements à ses obligations en matière d’évaluation et d’autorisation de produits phytopharmaceutiques et de protection de la biodiversité contre les effets des pesticides et de prendre toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique en résultant et notamment, dans le délai le plus court possible,

de revoir le processus d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, en conformité avec les exigences de protection de l’environnement issues du droit de l’Union européenne, de la Charte de l’environnement et de la loi, et afin de pouvoir identifier et interdire les produits responsables du déclin de la biodiversité, et notamment :

prendre toutes mesures utiles pour mettre un terme à l’usage des produits phytopharmaceutiques menaçant la préservation de la biodiversité, notamment ;

accroître le niveau de protection de l’évaluation réglementaire de l’exposition et revoir l’approche d’évaluation de l’exposition, à la lumière des dernières connaissances scientifiques et des concentrations effectivement mesurées dans l’environnement ;

apporter les modifications nécessaires au calcul des concentrations prévisibles dans l’environnement (PEC), si nécessaire avec des facteurs d’ajustement additionnels, afin de répondre aux incertitudes actuelles et d’éviter la sous-estimation des niveaux d’exposition réels. Les concentrations prévisibles doivent être réalistes et protectrices, et les simulations du modèle d’exposition doivent également fournir un certain degré d’estimation réaliste des concentrations sur terrain, c’est-à-dire que les concentrations prévisibles doivent être en corrélation avec les concentrations mesurées dans l’environnement ;

mener, en ce qui concerne plus spécifiquement les abeilles (abeilles domestiques, bourdons et abeilles solitaires), l’estimation de l’exposition conformément à la méthodologie de l’EFSA Bee Guidance 2013 et, pour les abeilles solitaires, prendre également en considération l’exposition dérivant par le sol ;

prendre toutes mesures utiles permettant d’améliorer et de renforcer l’évaluation des effets des produits phytopharmaceutiques sur les pollinisateurs, et notamment :

étendre les tests de toxicité aigüe aux bourdons et aux abeilles solitaires et intégrer des facteurs de protection additionnels permettant de couvrir l’ensemble des pollinisateurs ;

revoir les modalités de calcul de la toxicité du produit phytopharmaceutique, et notamment exiger des tests adéquats (toxicité chronique, etc) dès que la toxicité du produit est 1,5 supérieure ou égale à celle de la substance active ;

dès lors qu’un produit phytopharmaceutique est plus toxique que la substance active qu’il contient, exiger l’évaluation de la toxicité chronique, de la toxicité larvaire et de la toxicité sublétale du produit, pour les abeilles domestiques, les bourdons et les abeilles solitaires ;

prendre toutes mesures utiles permettant d’améliorer et de renforcer l’évaluation des effets des produits phytopharmaceutiques sur les espèces non-ciblées en général, et notamment :

prendre les mesures adéquates afin d’assurer une évaluation la plus exhaustive possible des risques environnementaux, prenant en compte non seulement la toxicité aiguë mais aussi la toxicité chronique et les effets sublétaux ainsi que les différentes phases de vie des organismes ;

évaluer systématiquement la toxicité combinée du produit phytopharmaceutique formulé (substance active, coformulants, etc.), en ce compris les éventuels effets synergiques entre substance active et les autres ingrédients composant le produit ;

prendre toutes les mesures permettant d’améliorer et de renforcer la prise en compte et l’évaluation des effets dits « cocktails » résultant des mélanges de produits phytopharmaceutiques, et notamment :

évaluer systématiquement les effets des mélanges extemporanés de produits phytopharmaceutiques, avec une attention particulière aux effets synergiques, chroniques et sublétaux ;

exiger, aux fins de l’évaluation des produits phytopharmaceutiques, la prise en compte des effets cocktails résultant des mélanges fortuits dans l’environnement (toxicité combinée, effets additifs et synergiques, du produit avec les autres produits phytopharmaceutiques ou leurs sous-produits de dégradation déjà présents dans l’environnement ou susceptibles d’être utilisés simultanément sur une même zone d’utilisation) – a minima pour les substances ou les molécules les plus fréquemment identifiées dans l’environnement, ce qui suppose notamment de définir les dimensions spatiales et temporelles de l’utilisation et donc des scénarios agroécologiques, d’appliquer des facteurs de protection ou d’ajustement additionnels permettant de tenir compte de ces effets cocktails et de couvrir toute incertitude découlant des effets de la toxicité combinée ne pouvant pas être testés actuellement ;

prendre toutes les mesures permettant d’améliorer et de renforcer la représentativité des tests réalisés et de mieux prendre en compte les espèces non testées, et notamment réaliser l’évaluation des risques sur les espèces non visées en prenant en compte les espèces pertinentes les plus sensibles aux produits phytopharmaceutiques, au besoin à l’aide de facteurs de protection appropriés ;

de réexaminer par conséquent toutes les autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques délivrées, en tenant compte des insuffisances démontrées et en intégrant les corrections mentionnées ci-dessus ;

de rendre obligatoire, sur l’étiquetage des produits phytopharmaceutiques, la mention de l’identité et de la concentration de tous les composants dans le produit phytopharmaceutique commercialisé ;

d’investir de manière significative dans la recherche sur les effets des produits phytopharmaceutiques sur les espèces non ciblées et dans le développement de nouveaux protocoles standardisés pour l’évaluation des effets non encore pris en compte ou insuffisamment ou inadéquatement pris en compte ;

de prendre toutes autres mesures utiles pour mettre un terme à l’usage des produits phytopharmaceutiques menaçant la préservation de la biodiversité ;

de suspendre les autorisations et dérogations pour les produits d’ores et déjà identifiés comme entraînant une perte inestimable de biodiversité, et notamment pour tout produit de la famille des néonicotinoïdes et des SDHI, ainsi que pour tout produit contenant du glyphosate ;

de renforcer les mesures applicables en matière de phytopharmacovigilance, afin d’assurer une surveillance appropriée des produits mis sur le marché pendant toute la durée de leur autorisation, et afin notamment de vérifier si les hypothèses de l’évaluation du risque sont confirmées dans des conditions réelles et de détecter les effets négatifs qui peuvent ne devenir apparents que lorsque les produits sont utilisés à grande échelle ;

de rendre accessible au public l’intégralité des études réglementaires menées dans le cadre de l’évaluation et de l’autorisation des produits phytopharmaceutiques – et, le cas échéant, dans le cadre du réexamen des autorisations – afin de permettre une information complète et adéquate du public ainsi que la vérification des études par des parties indépendantes ;

d’intégrer, dans le cadre du Plan Pollinisateurs 2022-2026, des objectifs chiffrés et juridiquement contraignants de diminution de l’usage des produits phytopharmaceutiques ;

de prendre toutes autres mesures utiles pour réparer le préjudice écologique résultant des manquements et carences de l’Etat, et notamment, adopter et mettre en oeuvre des programmes et mesures de protection et de réhabilitation des espèces impactées par les pesticides, de décontamination et de protection des eaux et des sols et de recherches pour la biodiversité, ainsi que l’allocation des fonds et moyens nécessaires pour mener ces programmes et mesures à bien ;

de mettre en oeuvre toutes les mesures permettant de faire de l’agriculture une alliée de la biodiversité, et notamment d’accélérer la transition agroécologique, d’organiser l’utilisation de la biodiversité végétale comme alternative à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques, de renforcer la prise en compte des enjeux de biodiversité dans les politiques de santé humaine, animale et végétale, et de respecter les objectifs premiers et révisés des plans Ecophyto I, II et II+ ; 4°) à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne des questions préjudicielles suivantes et, jusqu’à ce que celle-ci se soit prononcée, surseoir à statuer sur la requête :

le règlement (CE) n° 1107/2009 et les règlements pris pour son application doivent-ils être considérés comme procédant à une harmonisation complète des règles et principes applicables en matière d’évaluation et d’autorisation des produits phytopharmaceutiques ? ;

la réglementation européenne empêche-t-elle, notamment, les Etats membres de compléter les règles prévues par les règlements (UE) n° 546/2011 et (UE) n° 284/2013 et/ou par les documents d’orientation disponibles, lorsque cela est justifié, en particulier, par le principe de précaution, par des lacunes avérées dans les procédures d’évaluation, par les dernières connaissances scientifiques ou techniques et/ou plus généralement par l’exigence d’un niveau élevé de protection de l’environnement ? ;

le règlement (CE) n° 1107/2009 impose-t-il, eu égard notamment aux dernières connaissances scientifiques, au principe de précaution et à l’objectif de garantir un niveau élevé de protection de l’environnement, la prise en compte des « effets cocktails » entre les différents produits phytopharmaceutiques mis sur le marché et/ou les résidus et métabolites présents dans l’environnement ? En cas de réponse négative, le règlement (CE) n° 1107/2009 et les actes pris pour son application empêchent-ils les Etats membres de prendre en compte lesdits effets cocktails aux fins de l’évaluation et de l’autorisation des produits phytopharmaceutiques sur leur territoire ? ;

le règlement (CE) n° 1107/2009 impose-t-il, eu égard notamment aux dernières connaissances scientifiques, au principe de précaution et à l’objectif de garantir un niveau élevé de protection de l’environnement, de procéder à l’évaluation des effets chroniques, sublétaux et indirects des pesticides sur les espèces non ciblées ? En cas de réponse négative, le règlement (CE) n° 1107/2009 et les actes pris pour son application empêchent-ils les Etats membres d’exiger l’évaluation de tels effets aux fins de l’autorisation des produits phytopharmaceutiques sur leur territoire ? ;

le règlement (CE) n° 1107/2009 impose-t-il, pour l’évaluation des effets sur les espèces non ciblées et eu égard notamment aux dernières connaissances scientifiques, au principe de précaution et à l’objectif de garantir un niveau élevé de protection de l’environnement, de réaliser des essais sur les espèces les plus sensibles et suffisamment représentatives de l’ensemble de la biodiversité ? En cas de réponse négative, le règlement (CE) n° 1107/2009 et les actes pris pour son application empêchent-ils les Etats membres d’exiger des essais sur les espèces les plus sensibles et suffisamment représentatives de l’ensemble de la biodiversité aux fins de l’autorisation des produits phytopharmaceutiques sur leur territoire ? ;

en cas de réponses affirmatives à l’une des deux premières questions au moins (et/ou en cas de réponse affirmative à la deuxième partie de tout ou partie des questions suivantes) et compte tenu des failles du schéma actuel d’évaluation des risques des produits phytopharmaceutiques (telles que reconnues notamment par l’Autorité européenne de sécurité des aliments dite EFSA), les règlements (UE) n° 546/2011 et (UE) n° 284/2013 sont-ils conformes aux principes et exigences en matière de protection de l’environnement issues des traités et/ou du règlement (CE) n° 1107/2009, et en particulier :

au principe de précaution (art. 1, § 4 du règlement (CE) n° 1107/2009 et art. 191, § 2 du TFUE) ;

à l’exigence d’un niveau élevé de protection de l’environnement (art. 1er, § 3 du règlement (CE) n° 1107/2009 ; articles 3 et 191 du TFUE ; article 37 de la charte des droits fondamentaux) ;

aux critères de l’article 4, § 3 du règlement (CE) n° 1107/2009 (absence d’effet inacceptable sur l’environnement) lus, notamment, à la lumière de la définition de l’environnement de l’article 3 point 13) du règlement (CE) n° 1107/2009 ? ;

5°) de mettre à la charge de l’Etat une somme de 3 000 € en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

– l’Etat a commis plusieurs fautes dans l’évaluation et la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ainsi que le suivi et la gestion des risques associés à ces produits et à la régulation de leur utilisation ;

– l’Etat n’a pas mis en place des procédures d’évaluation et d’autorisation appropriées et suffisamment protectrices de l’environnement, en méconnaissance de ses obligations au titre notamment du droit de l’Union européenne et de principes et exigences à valeur constitutionnelle, ce qui est constitutif de carences dans l’exercice de son pouvoir de police sanitaire et environnementale ainsi que de son pouvoir réglementaire ; l’Etat a entaché son action d’insuffisances dans son dispositif de phytopharmacovigilance et les mesures qu’il appartient à l’autorité administrative de prendre en cas de risque pour la santé ou pour l’environnement ; les carences dans les procédures d’évaluation et d’autorisation sont accrues par l’absence de séparation et d’indépendance, au sein de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), entre les missions d’évaluation des risques et d’autorisation des produits ; ces carences et insuffisances ont pour résultat la mise et le maintien sur le marché de produits phytopharmaceutiques ayant un effet inacceptable sur l’environnement et/ou présentant des risques de dommage grave et irréversible à l’environnement, en méconnaissance des critères d’autorisation prévus par la réglementation européenne et du principe de précaution ;

– l’Etat n’a pas pris les mesures nécessaires et suffisantes afin de respecter les objectifs et la trajectoire qu’il s’est lui-même fixés en matière de réduction de l’usage de pesticides, dans le cadre de politiques publiques européennes et nationales visant à réduire les risques et les effets de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine et l’environnement, ce qui est constitutif d’une carence fautive dans l’exercice de son pouvoir réglementaire ;

– l’Etat n’a pas pris les mesures nécessaires et suffisantes pour protéger les eaux souterraines et de surface contre la pollution par les pesticides, en méconnaissance de ses obligations au titre de la directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau et de ses directives filles ;

– ces fautes ont causé un préjudice écologique, caractérisé par des atteintes aux sols, aux eaux, aux milieux aquatiques, aux espèces et à leurs fonctions écologiques ainsi qu’à un déclin continu et significatif de la biodiversité en général, du fait de la mise et du maintien sur le marché de produits phytopharmaceutiques toxiques pour l’environnement, ainsi que de leur utilisation intensive ;

– le lien de causalité entre, d’une part, la mise sur la marché et l’usage de produits phytopharmaceutiques résultant des carences fautives de l’Etat, et, d’autre part, le préjudice écologique dont elles se prévalent est établi scientifiquement ;

– les conditions de mise en oeuvre de l’action en réparation du préjudice écologique sont ainsi réunies. Par des mémoires enregistrés les 13 mars, 11 avril et 13 avril 2023, les associations Notre Affaire à Tous, Biodiversité sous nos pieds et l’ASPAS concluent aux mêmes fins que précédemment exposées par les mêmes moyens. Par des mémoires enregistrés les 11 mars et 12 avril 2023, l’association ANPERTOS, représentée par Me Le Briero, maintient les conclusions précédemment exposées et conclut également au rejet de l’intervention du syndicat professionnel Phyteis. A titre subsidiaire, elle conclut au sursis à statuer et à ce qu’une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) soit adressée à la Cour de justice de l’Union européenne. Elle soutient que ses demandes sont recevables, ayant formé une demande indemnitaire préalable implicitement rejetée par l’Etat, contrairement à ce que soutient Phyteis. Par des mémoires enregistrés les 13 mars, 30 mars, 3 avril et 13 avril 2023, l’association Pollinis, représentée par Me Capdebos, maintient les conclusions précédemment exposées et conclut également au rejet de l’intervention du syndicat professionnel Phyteis.

Elle soutient que :

– ses demandes sont recevables et fondées ;

– l’intervention de Phyteis est irrecevable.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 19 décembre 2022, 10 février et 12 avril 2023, le ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire conclut au rejet de la requête. Il soutient que : – la requête des associations ASPAS et ANPER-TOS est irrecevable, en tant qu’elles n’ont pas formé de demande indemnitaire préalablement à l’introduction de la requête ;

– aucun des moyens invoqués par les requérantes n’est fondé. Par un courrier enregistré le 21 février 2022, le ministre de la transformation et de la fonction publiques conclut à sa mise hors de cause. Il soutient qu’aucune des demandes des requérantes ne se rattache à ses attributions. Par un mémoire enregistré le 23 novembre 2022, le ministre de l’intérieur et des outre-mer conclut à sa mise hors de cause. Il soutient qu’aucune des demandes des requérantes ne se rattache à ses attributions. Par des mémoires en intervention enregistrés les 10 février, 25 février, 3 avril, 13 avril et 24 avril 2023, le syndicat professionnel Phyteis, représenté par Me Nigri, conclut au rejet de la requête. Il soutient que :

– la requête est irrecevable ; la recevabilité de l’action en réparation du préjudice écologique devant la juridiction administrative n’est pas établie ; la demande préalable n’a pas été régulièrement formée, en tant qu’elle n’est pas signée par les représentants des associations demanderesses ; les associations Biodiversité sous nos pieds, ANPER-TOS et ASPAS n’ont pas formé de demande indemnitaire préalable ; le contentieux tel qu’il se présente ne peut être regardé comme lié par la demande initiale au regard des moyens tels qu’ils avaient été formulés par les auteurs de la demande préalable indemnitaire ; la représentante de l’ASPAS n’a pas qualité pour agir ; – aucun des moyens invoqués par les requérantes n’est fondé. Par une ordonnance du 3 mai 2023, la clôture d’instruction a été fixée au 12 mai 2023. Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

– la Constitution ;

– la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

– le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;

– le règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ;

– le règlement (UE) nº 546/2011 de la Commission portant application du règlement (CE) nº1107/2009 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les principes uniformes d’évaluation et d’autorisation des produits phytopharmaceutiques ;

– le règlement (UE) n° 584/2013 de la Commission établissant les exigences en matière de données applicables aux produits phytopharmaceutiques, conformément au N°2200534 8 règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ;

– la directive n° 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau ;

– la directive n° 2009/128/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable ;

– le code civil ;

– le code de l’environnement ;

– le code rural et de la pêche maritime ;

– le code de la santé publique ;

– la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en oeuvre du Grenelle de l’environnement ;

– l’arrêté du 20 novembre 2021 du ministre de l’agriculture et de l’alimentation, de la ministre de la transition écologique, du ministre de l’économie, des finances et de la relance et du ministre des solidarités et de la santé relatif à la protection des abeilles et des autres insectes pollinisateurs et à la préservation des services de pollinisation lors de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques ;

– le code de justice administrative. Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience. Ont été entendus au cours de l’audience publique :

– le rapport de M. Perrot,

– les conclusions de Mme Baratin, rapporteure publique, – les observations de Me Kleiman, représentant les associations Notre Affaire à Tous, Biodiversité sous nos pieds et l’ASPAS, de Me Capdebos, représentant l’association Pollinis de Me Le Briero, représentant l’ANPER-TOS, et de Me Nigri, représentant Phyteis. Une note en délibéré, produite pour Phyteis, a été enregistrée le 5 juin 2023.

Considérant ce qui suit :

1. Par un courrier en date du 8 septembre 2021, complété le 8 novembre 2021, les associations Notre Affaire à Tous et Pollinis ont demandé au Premier ministre, au ministre de l’agriculture et de l’alimentation, à la ministre de la transition écologique, au ministre des solidarités et de la santé, à la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, au ministre de l’économie, des finances et de la relance, à la ministre de la transformation et de la fonction publique, au ministre de l’Europe et des affaires étrangères, au ministre de l’intérieur et au ministre des outre-mer la réparation du préjudice écologique causé par les carences et insuffisances de l’Etat en matière d’évaluation des risques et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, de réexamen des autorisations et de protection de la biodiversité contre les effets de ces produits. Le silence conservé pendant deux mois sur cette demande a fait naître une décision implicite de rejet. Par la présente requête, les associations Notre Affaires à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-OmbreSaumon (ANPER-TOS) et l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS) demandent, d’une part, de condamner l’Etat à réparer le préjudice écologique causé par ses carences et insuffisances en matière d’évaluation des risques et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, de réexamen des autorisations et de protection de la biodiversité contre les effets de ces produits et à mettre un terme à l’ensemble de ces carences et insuffisances ainsi que de le condamner au versement d’un euro symbolique à chacune d’elles en réparation du préjudice moral subi et, d’autre part, d’enjoindre à l’Etat de mettre un terme à l’ensemble des manquements à ses obligations en matière d’évaluation et d’autorisation de produits phytopharmaceutiques et de protection de la biodiversité contre les effets des pesticides et de prendre toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique en résultant.

Sur les demandes de mise hors de cause :

2. Par des courriers enregistrés respectivement les 21 février et 23 novembre 2022, le ministre de la fonction publique et le ministre de l’intérieur et des outre-mer demandent leur mise hors de cause, au motif qu’aucune des demandes des associations requérantes ne se rattachent à leurs attributions. Toutefois, dès lors qu’ils sont expressément visés dans la requête et compte tenu de ce qu’une personne mise en cause ne devient pas nécessairement une partie au litige mais peut être appelée en qualité de simple observateur, il n’y a pas lieu de faire droit à leurs conclusions tendant à leur mise hors de cause. Sur l’intervention de Phyteis :

3. Le syndicat professionnel Phyteis, qui regroupe des sociétés assurant la recherche, le développement, la fabrication et la vente de produits phytopharmaceutiques et a notamment pour objet de représenter les intérêts de la profession devant les tribunaux, justifie d’un intérêt suffisant à intervenir au soutien de l’Etat. Ainsi, son intervention est recevable. Sur les fins de non-recevoir opposées par l’Etat et Phyteis :

En ce qui concerne la recevabilité de l’action en réparation du préjudice écologique :

4. Aux termes de l’article 1246 du code civil : « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer. ». En vertu de l’article 1247 du même code, le préjudice écologique consiste en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. L’article 1248 de ce code dispose que : « L’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’Etat, l’Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement. ». Enfin, aux termes de l’article L. 142-1 du code de l’environnement : « Toute association ayant pour objet la protection de la nature et de l’environnement peut engager des instances devant les juridictions administratives pour tout grief se rapportant à celle-ci. […] ».

5. Il résulte de l’ensemble de ces dispositions que les associations, agréées ou non, qui ont pour objet statutaire la protection de la nature et la défense de l’environnement ont qualité pour introduire devant la juridiction administrative un recours tendant à la réparation du préjudice écologique.

6. L’association Notre Affaire à Tous a notamment pour objet, selon l’article 2 de ses statuts, d’« organiser, de financer ou de soutenir toutes actions […] ayant pour objet de protéger le vivant, l’environnement, le climat, les générations présentes et futures et la faune et la flore » et de « promouvoir la nécessité des êtres humains, des gouvernements et des Etats d’agir pour une meilleure protection de l’environnement ». A cet effet, elle initie et soutient des actions juridiques, collabore à des publications scientifiques et à des rapports sur des questions de justice climatique et participe à l’organisation de colloques. Par suite, cette association est recevable à présenter des conclusions en réparation du préjudice écologique.

7. L’association Pollinis a notamment pour objet, selon l’article 1er de ses statuts, de « s’opposer en Europe et dans le monde à l’extinction des insectes pollinisateurs et, plus globalement, à l’extinction des insectes et de la biodiversité » ainsi que de « promouvoir un environnement favorable aux abeilles et autres insectes pollinisateurs sauvages en encourageant notamment l’instauration d’un nouveau modèle agricole européen, sans pesticides ni intrants de synthèse ». A cet effet, elle initie et soutient des actions juridiques, mène des campagnes de sensibilisation auprès du public et participe à des opérations de restauration des paysages. Par suite, cette association est recevable à présenter des conclusions en réparation du préjudice écologique.

8. L’association Biodiversité sous nos pieds a notamment pour objet, selon l’article 2 de ses statuts, « d’agir pour la biodiversité des sols, la nature et l’homme, et lutter contre le déclin de la biodiversité des sols ». A cet effet, elle mène des actions de sensibilisation du grand public aux questions relatives à la biodiversité et introduit des recours contentieux aux fins de contestation des projets qu’elle estime attentatoires à la faune du sol et du sous-sol. Par suite, cette association est recevable à présenter des conclusions en réparation du préjudice écologique. 9. L’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre Saumon (ANPER-TOS) a notamment pour objet, selon l’article 1er de ses statuts, de « contribuer à la protection, à la conservation de l’eau et à l’ensemble de la biodiversité des milieux aquatiques et de leurs habitats et de lutter y compris en justice contre toute forme de pollution ». A cet effet, l’association mène des actions en justice, des projets de terrain et des actions de sensibilisation auprès des citoyens et en particulier des enfants pour leur faire connaître l’importance des milieux aquatiques français. Par suite, cette association est recevable à présenter des conclusions en réparation du préjudice écologique.

10. L’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS) a notamment pour objet, selon l’article 2 de ses statuts, « la protection de la faune et la flore », « la défense des personnes subissant des dommages personnels ou matériels du fait des pollutions, des diverses atteintes à la nature et à la santé » et « la lutte contre toute atteinte portée à notre environnement naturel ». A cet effet, elle mène des actions en justice pour faire respecter et évoluer le droit de l’environnement, des actions de sensibilisation et de mobilisation du public et des projets de restauration des milieux naturels. Par suite, cette association est recevable à présenter des conclusions en réparation du préjudice écologique.

En ce qui concerne la recevabilité de la requête en tant qu’elle est présentée par l’association Biodiversité sous nos pieds, ANPER-TOS et l’ASPAS :

11. Lorsqu’un requérant a introduit devant le juge administratif un contentieux indemnitaire à une date où il n’avait présenté aucune demande en ce sens devant l’administration et qu’il forme, postérieurement à l’introduction de son recours juridictionnel, une demande auprès de l’administration sur laquelle le silence gardé par celle-ci fait naître une décision implicite de rejet avant que le juge de première instance ne statue, cette décision lie le contentieux. La demande indemnitaire est recevable, que le requérant ait ou non présenté des conclusions additionnelles explicites contre cette décision, et alors même que le mémoire en défense de l’administration aurait opposé à titre principal l’irrecevabilité faute de décision préalable, cette dernière circonstance faisant seulement obstacle à ce que la décision liant le contentieux naisse de ce mémoire lui-même.

12. Il résulte de ce qui a été dit au point 11 que la circonstance que les associations Biodiversité sous nos pieds, ANPER-TOS et ASPAS n’ont pas signé le courrier initial du 8 septembre 2021 adressé au Premier ministre et aux membres du gouvernement ne fait pas obstacle à l’introduction d’une demande en réparation de leur préjudice moral devant le présent tribunal, dès lors qu’elles ont adressé une demande préalable à l’Etat en ce sens, respectivement par des courriers du 8 novembre 2021 et du 13 janvier 2022, dont il est né une décision implicite de rejet. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par l’Etat et Phyteis doit être écartée. En ce qui concerne la régularité de la demande préalable :

13. D’une part, Phyteis fait valoir que les représentants des associations requérantes n’ont pas apposé leur signature sur les différentes demandes préalables mentionnées cidessus. Toutefois, il résulte de l’instruction que ces courriers sont signés par l’avocat des requérantes en leur nom, qu’ils identifient clairement les associations demanderesses et leurs représentants, exposent les motifs de leur demande et leurs prétentions et présentent ainsi le caractère d’une réclamation. Par suite, dès lors qu’une demande préalable n’obéit à aucun formalisme particulier, cette fin de non-recevoir opposée par Phyteis doit être écartée.

14. D’autre part, Phyteis fait valoir que le contentieux tel qu’il se présente ne peut être regardé comme lié par la demande initiale au regard des moyens distincts qui avaient été formulés par les auteurs de la demande préalable indemnitaire. Toutefois, le présent contentieux porte, à l’instar de l’ensemble des courriers des requérantes, sur la recherche de la responsabilité de l’Etat du fait de la carence fautive dont il entacherait son action en matière d’évaluation et de gestion des risques phytopharmaceutiques et présente ainsi une identité de cause avec la réclamation préalable. Au demeurant, l’Etat, dans ses mémoires en défense, répond au fond, à titre principal, aux moyens invoqués par les requérantes. Dans ces conditions, la circonstance, à la supposer établie, que la présentation de ces moyens ait pu évoluer entre la demande préalable et la requête introductive d’instance est sans incidence sur la recevabilité de cette dernière et la fin de non-recevoir ainsi opposée par Phyteis doit être écartée. En ce qui concerne la qualité pour agir de la représentante de l’ASPAS :

15. Il résulte de l’instruction que l’ASPAS est représentée dans la présente instance par Mme A. B., sa directrice, qui a été personnellement habilitée à ester en justice pour le compte de l’association par son conseil d’administration, sur le fondement de l’article 10 de ses statuts. La fin de non-recevoir ainsi opposée par Phyteis doit donc être écartée.

Sur les conclusions indemnitaires :

Sur le préjudice écologique :

16. Pour demander le prononcé d’une injonction à l’encontre de la Première ministre et des ministres compétents d’adopter toutes les mesures nécessaires pour mettre fin au dommage lié à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et prévenir l’aggravation de ce dommage, les associations requérantes soutiennent que l’Etat est responsable, par ses carences en matière d’évaluation des risques et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, de réexamen des autorisations et de protection de la biodiversité contre les effets de ces produits, d’un préjudice écologique. En ce qui concerne l’existence d’un préjudice écologique :

S’agissant de la contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols par les produits phytopharmaceutiques :

17. Les associations requérantes soutiennent que l’utilisation de produits phytopharmaceutiques entraîne la contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols. Elles se fondent notamment sur la mesure de l’état chimique des eaux, telle qu’elle ressort de la lecture des données rendues publiques en 2019 et 2020 par le ministère chargé de la transition écologique, qui souligne que les substances actives des produits phytopharmaceutiques demeurent largement présentes dans les cours d’eau comme les masses d’eau souterraines. En particulier, la fiche « Pesticides en mélange dans les rivières : des risques écotoxiques élevés », publiée en 2019 sur le site du ministère, conclut que « 29 des 55 bassins versants [du pays] montrent plus de 80 % de points de mesure avec des échantillons en niveau de risque [écotoxique] inacceptable » et la fiche « Exposition des rivières aux pesticides entre 2015 et 2017 », publiée la même année, indique que « plus de 25% des points de mesure [de l’étude] dépassent régulièrement le seuil réglementaire de 0,1 microgramme/litre sur un ou plusieurs échantillons d’eau ». En outre, les associations requérantes se prévalent d’une étude française publiée en septembre 2020 dans la revue Agriculture, Ecosystems and Environment, selon laquelle des sols censés être exempts de substances de synthèse présentent une concentration importante de pesticides, un mélange d’au moins un insecticide, un herbicide et un fongicide ayant contaminé 90% des terrains étudiés et 54% des vers de terre testés « à un niveau tel qu’il est de nature à mettre en danger l’ensemble des organismes du sol ».

18. Il résulte de l’instruction que la présence de substances actives de produits phytopharmaceutiques dans les sols et les eaux n’est pas sérieusement contestée par les pouvoirs publics et que le risque de toxicité d’au moins une partie d’entre elles fait l’objet d’un consensus scientifique, les observations du syndicat intervenant à l’instance remettant davantage en cause la méthodologie de certaines études citées par les requérantes que le danger pour la santé ou l’environnement associé à certains produits phytopharmaceutiques. Dans ces conditions, et en l’absence de toute contestation du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire sur ce point, le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes, résultant de la contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols par les substances actives de produits phytopharmaceutiques, doit être regardé comme établi.

S’agissant du déclin de la biodiversité et de la biomasse :

19. En premier lieu, les associations requérantes soutiennent que l’utilisation de produits phytopharmaceutiques est à l’origine du déclin de la biodiversité. Elles se fondent notamment sur le rapport de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui publie chaque année une « liste rouge » d’espèces animales menacées de disparition. S’il résulte de cette étude que l’utilisation de produits phytopharmaceutiques n’est qu’une cause parmi d’autres de déclin de la biodiversité et que, dans ces conditions, les associations requérantes ne sont pas fondées à se prévaloir de manière générale du risque d’extinction des mammifères, oiseaux et poissons identifiés par l’UICN, il en ressort également que certaines espèces telles que l’anguille européenne et le chevesne catalan, « exposé[s] à de nombreux polluants et pesticides qui fragilisent [leurs] défenses immunitaires », la crocidure leucode, le campagnol amphibie, la pipistrelle, et d’autres espèces insectivores dont les ressources alimentaires sont réduites « par l’usage important de pesticides », sont directement menacées par l’utilisation et la persistance dans les eaux et les sols de substances actives de produits phytopharmaceutiques. En outre, il ressort du rapport de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) de septembre 2022 produite par les associations requérantes « que les produits phytopharmaceutiques sont, dans les zones agricoles, une des causes principales du déclin des invertébrés terrestres, dont des insectes pollinisateurs et des prédateurs de ravageurs (coccinelles, carabes…), ainsi que des oiseaux ». Dans ces conditions, et en l’absence de toute contestation du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire sur ce point, le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes, résultant de la diminution de la biodiversité en raison de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques, doit être regardé comme établi pour les espèces mentionnées ci-dessus.

20. En second lieu, les associations requérantes soutiennent que l’utilisation de produits phytopharmaceutiques est à l’origine du déclin de la biomasse et particulièrement de l’entomofaune. Si elles admettent à cet égard qu’« il n’existe pas d’étude globale [en France] sur les connaissances relatives à l’état et aux tendances des communautés d’insectes et plus précisément sur la disparition de la biomasse », elles produisent plusieurs études scientifiques soulignant le déclin général des insectes en Europe, particulièrement les pollinisateurs comme les abeilles sauvages et domestiques. A cet égard, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) constate, dans une note du mois de décembre 2021, que « le déclin des insectes est un phénomène complexe, difficile à évaluer, mais qui fait néanmoins l’objet d’un consensus scientifique. Actuellement, 41% des espèces seraient concernées et 31% seraient menacées d’extinction dans le monde, avec une perte de l’ordre de 1% des espèces par an » et que « les pesticides (insecticides, herbicides, fongicides) ont une responsabilité particulièrement importante » dans ce phénomène, au demeurant non contesté par le ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Il ressort en effet de ces études, comme le résume le rapport d’information parlementaire sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques du 4 avril 2018 mentionné par les associations requérantes, que l’emploi de produits phytopharmaceutiques engendre « la destruction directe des insectes par des usages massifs d’insecticides [et] la réduction drastique des ressources florales sauvages (la flore adventice) dont se nourrissent les insectes par usage d’herbicides ». Par suite, le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes résultant de la diminution de la biomasse en raison de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques, doit être regardé comme établi.

S’agissant de l’atteinte aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement :

21. Il résulte de ce qui a été dit aux points 17 à 20 que, ainsi que le résume le rapport d’information parlementaire sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques du 4 avril 2018 mentionné ci-dessus et produit par les associations requérantes dans le cadre de la présente instance, que « la population exposée, directement ou indirectement, aux produits phytopharmaceutiques n’est pas négligeable », l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) estimant qu’un million de personnes sont potentiellement exposées à titre professionnel et la mutuelle sociale agricole (MSA) ayant déclaré que 10 % des salariés agricoles étaient exposés à des produits chimiques cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. Il n’est pas davantage contesté que « les insectes rendent de nombreux services écosystémiques dont dépend largement l’humanité », qu’ils contribuent largement à la pollinisation et la reproduction des plantes et qu’ils constituent un maillon essentiel dans la chaîne alimentaire en nourrissant de nombreux vertébrés, comme l’OPECST l’indique dans sa note de 2021, et que « le déclin des pollinisateurs représente une menace […] pour le bien-être humain », comme l’a relevé la Commission européenne dans sa communication du 24 janvier 2023 relative au pacte en faveur des pollinisateurs. Par suite, le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes résultant de l’atteinte aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement doit être regardé comme établi.

En ce qui concerne les fautes reprochées à l’Etat et le lien de causalité avec le préjudice :

S’agissant du cadre juridique applicable :

22. Il résulte du règlement (CE) du 21 octobre 2009 relatif à la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques que la procédure de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques se déroule en deux phases. En premier lieu, les substances actives sont évaluées et approuvées au niveau de l’Union européenne par, respectivement, l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et la Commission européenne. En second lieu, les produits phytopharmaceutiques, composés d’un mélange d’une ou plusieurs substances actives et de coformulants, d’adjuvants et de synergistes, sont évalués et autorisés au niveau national, soit, en France par l’ANSES.

23. Aux termes de l’article 1er du règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques : « Le présent règlement établit les règles régissant l’autorisation des produits phytopharmaceutiques présentés sous forme commerciale ainsi que la mise sur le marché, l’utilisation et le contrôle de ceux-ci à l’intérieur de la Communauté. […] 3. Le présent règlement vise à assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement et à améliorer le fonctionnement du marché intérieur par l’harmonisation des règles concernant la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques, tout en améliorant la production agricole. 4. Les dispositions du présent règlement se fondent sur le principe de précaution afin d’éviter que des substances actives ou des produits mis sur le marché ne portent atteinte à la santé humaine et animale ou à l’environnement. En particulier, les Etats membres ne sont pas empêchés d’appliquer le principe de précaution lorsqu’il existe une incertitude scientifique quant aux risques concernant la santé humaine ou animale ou l’environnement que représentent les produits phytopharmaceutiques devant être autorisés sur leur territoire ». Aux termes de l’article 28 du même règlement : « Un produit phytopharmaceutique ne peut être mis sur le marché ou utilisé que s’il a été autorisé dans l’Etat membre concerné conformément au présent règlement ». Aux termes de son article 36 : « […] Un Etat membre peut refuser l’autorisation du produit phytopharmaceutique sur son territoire si, en raison de ses caractéristiques environnementales ou agricoles particulières, il est fondé à considérer que le produit en question présente toujours un risque inacceptable pour la santé humaine ou animale ou l’environnement. Cet Etat membre informe immédiatement le demandeur et la Commission de sa décision et fournit les éléments techniques ou scientifiques à l’appui de cette décision […] ». Aux termes de son article 37 : « L’Etat membre examinant la demande détermine, dans un délai de douze mois à compter de sa réception, s’il est satisfait aux conditions d’autorisation. Si l’Etat membre a besoin d’informations complémentaires, il fixe le délai imparti au demandeur pour les lui fournir. Dans ce cas, la période de douze mois est prolongée du délai supplémentaire accordé par l’Etat membre. Ce délai supplémentaire est de six mois maximum et expire au moment où l’état membre reçoit les informations supplémentaires. Si, à l’expiration de ce délai, le demandeur n’a pas communiqué les éléments manquants, l’Etat membre informe le demandeur de l’irrecevabilité de la demande ». Aux termes de son article 71 : « Lorsqu’un Etat membre informe officiellement la Commission de la nécessité de prendre des mesures d’urgence et qu’aucune mesure n’a été arrêtée conformément à l’article 69 ou à l’article 70, cet Etat membre peut prendre des mesures conservatoires provisoires. En pareil cas, il en informe immédiatement les autres Etats membres et la Commission […] L’Etat membre peut maintenir ses mesures conservatoires provisoires au niveau national jusqu’à l’adoption de mesures communautaires ».

24. Il résulte de ce qui vient d’être dit que la procédure de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques fait l’objet d’une harmonisation au niveau communautaire. En particulier, les principes uniformes d’évaluation et d’autorisation de ces produits sont déterminés par le règlement (UE) n° 546/2011 de la Commission du 10 juin 2011, qui fixe les critères d’évaluation des produits et du processus de décision conduisant à la délivrance d’une autorisation de mise sur le marché pour un produit phytopharmaceutique. Ainsi, un Etat membre ne saurait imposer aux sociétés pétitionnaires qui se conforment aux règlements n° 1107/2009 et n° 546/2011 que des prescriptions compatibles avec ceux-ci et n’en modifiant pas la portée. En revanche, il est loisible à un Etat membre de définir des modalités d’application des principes définis au niveau communautaire, à la condition qu’elles n’en modifient pas la portée. En outre, il lui incombe, en application de l’article 37 du règlement du 21 octobre 2009 cité ci-dessus, de solliciter, lorsque les éléments fournis par le demandeur sont insuffisants, la fourniture d’informations supplémentaires. Il lui revient également, notamment en application de l’article 36 du même règlement, de refuser l’autorisation du produit phytopharmaceutique sur son territoire si ce refus est motivé par ses caractéristiques environnementales ou agricoles particulières et, en application de l’article 71 du même règlement, de faire usage de son pouvoir d’alerte auprès de la Commission et, en cas d’inaction de cette dernière, de prendre les mesures d’urgence encadrant l’utilisation ou la vente de certaines substances ou de certains produits lorsque ces mesures apparaissent nécessaires pour protéger la santé humaine ou animale ou l’environnement. De manière plus générale, il ressort du considérant 8 et de l’article 1er, § 4, du règlement n° 1107/2009 que les dispositions de ce règlement se fondent sur le principe de précaution et que celles-ci n’empêchent pas les Etats membres d’appliquer ce principe lorsqu’il existe une incertitude scientifique quant aux risques concernant la santé humaine ou animale ou l’environnement que représentent les produits phytopharmaceutiques devant être autorisés sur leur territoire.

S’agissant des carences reprochées à l’Etat dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, et dans la gestion et le suivi des risques :

25. Les associations requérantes soutiennent que la réglementation européenne mentionnée ci-dessus ne fait pas obstacle à ce que l’Etat prenne les mesures nécessaires à la protection de la biodiversité, au respect des principes de précaution et de solidarité écologique, dans le cadre des procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, dans la gestion et le suivi des risques associés à ces produits et que, en ne prenant pas de telles mesures, il entache son action d’une carence fautive. Concernant les carences reprochées à l’Etat dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques :

26. Les associations requérantes soutiennent que les choix opérés par l’ANSES pour mettre en oeuvre la procédure d’évaluation définie au niveau européen sont insuffisants et, pour étayer cette énonciation, se fondent sur huit motifs. Premièrement, elles soutiennent que les espèces utilisées pour les tests manquent de pertinence et de représentativité dès lors que des études scientifiques, notamment un rapport de l’EFSA de 2015, soulignent que le concept d’espèce représentative est critiquable en ce qui concerne les arthropodes, les abeilles, les vers de terre, la sensibilité de chacune des espèces aux substances de synthèse pouvant être très hétérogène. Deuxièmement, elles soutiennent que les effets chroniques et sublétaux de ces substances sont insuffisamment pris en compte, alors même que les produits phytopharmaceutiques peuvent entraîner une mortalité différée après exposition à de faibles doses sur le long terme et affaiblir plus généralement les défenses immunitaires de certaines espèces. Troisièmement, elles soutiennent, en se fondant sur un rapport conjoint de l’INRAE et l’IFREMER de 2022, que « les effets dits indirects ou les interactions entre les niveaux trophiques de différents groupes d’organismes ne sont pas du tout pris en compte dans le cadre des évaluations conduites par l’ANSES, qui traite séparément les effets d’un pesticide sur chaque groupe d’organismes (plantes, arthropodes, oiseaux), et qui se limite aux effets directs ». Quatrièmement, en se fondant notamment sur l’étude mentionnée au point 17, elles soutiennent que l’exposition des sols et des arthropodes aux substances de synthèse est très largement sous-estimée. Cinquièmement, elles soutiennent, en se fondant sur l’opinion scientifique de l’EFSA mentionnée ci-dessus, que si, « dans les évaluations actuelles, le niveau d’acceptabilité du risque des produits phytopharmaceutiques sur les invertébrés non cibles est souvent établi en fonction de la capacité de récupération desdits organismes », les protocoles actuels surévaluent la résilience des populations. Sixièmement, elles soutiennent, en s’appuyant sur un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et du Commissariat général à l’environnement et au développement durable (CGEDD) de 2017, que, dans le cadre de la procédure d’évaluation mise en oeuvre par l’ANSES, « chaque produit est évalué séparément pour chaque utilisation agronomique », bien qu’un sol puisse être exposé à plusieurs produits conjointement, ce qui fait obstacle à la juste évaluation des effets dits cocktail. Septièmement, elles soutiennent que la détermination des autorisations de mise sur le marché se fonde sur des limites maximales de résidus (LMR) arbitrairement fixées par la Commission européenne après avis de l’EFSA. Huitièmement, elles soutiennent, en se fondant sur une note de l’EFSA de 2022, que les formulations des produits phytopharmaceutiques sont insuffisamment évaluées, ce qui fait obstacle à la juste estimation des effets synergiques des formulants, dès lors qu’un texte de toxicité chronique n’est rendu obligatoire que si le test de toxicité aiguë de la formulation fait apparaître que cette dernière est plus de cinq fois supérieure à celle de la substance active. En outre, les associations requérantes se prévalent également de l’avis du conseil scientifique de l’ANSES de novembre 2022 qui appelle à l’amélioration des méthodologies d’évaluation des substances afin d’intégrer les nouvelles connaissances relatives aux expositions et aux dangers, et de renforcer la protection de la santé humaine, animale et de l’environnement.

27. Il résulte de l’instruction que les différentes critiques énoncées au point 26 établissent l’existence de limites inhérentes à toute évaluation préalable à la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques dans l’état actuel des procédures et méthodes utilisées, l’expertise scientifique étant par essence confrontée, selon les termes de l’avis du conseil scientifique de l’ANSES, à « la nécessité de prendre en compte les connaissances scientifiques les plus avancées et, en même temps, la nécessité de s’appuyer sur des règles claires et partagées par l’ensemble des acteurs concernés, de façon à réaliser une évaluation des risques transparente, robuste et reproductible ». Il en résulte, selon les termes du rapport conjoint de l’INRAE et de l’IFREMER de septembre 2022, une « inadéquation des procédures d’évaluation et d’autorisation avec la réalité des utilisations et des risques sur le terrain » ainsi que, selon l’OPECST dans sa note de décembre 2021, une « évaluation […] incomplète par rapport aux effets démontrés dans la littérature scientifique ». Si les rapports des autorités européennes et nationales ou les études scientifiques mentionnées par les associations requérantes ne font pas état d’une défaillance particulière des méthodes utilisées par l’ANSES par rapport aux autorités comparables des Etats membres de l’Union européenne, les biais méthodologiques relevés ci-dessus étant pour la plupart inhérents aux procédures d’évaluation des substances actives suivies au niveau européen, ainsi qu’il ressort de l’opinion scientifique de l’EFSA de 2015, cette seule circonstance n’est pas de nature à exonérer l’Etat de toute responsabilité au regard du principe de précaution défini à l’article 5 de la Charte de l’environnement et à l’article 1er, § 4, du règlement (UE) du 21 octobre 2009, aucune disposition de ce règlement ne faisant obstacle à ce que l’ANSES sollicite auprès des pétitionnaires, de manière plus systématique, la fourniture d’informations supplémentaires relatives aux effets synergiques des formulants des produits phytopharmaceutiques dont la mise sur le marché est demandée et à leurs effets chroniques sur un panel d’espèces suffisamment représentatives. Dans ces conditions, au regard des évaluations convergentes de l’INRAE, de l’IFREMER et de l’OPECST, les insuffisances dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques doivent être regardées comme une carence fautive de l’Etat de nature à engager sa responsabilité.

28. Si le caractère direct du lien entre la faute relevée au point 27 concernant les modalités d’évaluation et d’autorisation des produits phytopharmaceutiques et le préjudice écologique résultant de leur utilisation est établi, il n’en va toutefois pas de même de son caractère certain, dès lors que, par définition, le résultat des études supplémentaires que pourrait exiger l’ANSES n’est pas connu à la date du présent jugement et qu’il ne peut donc en être inféré avec certitude que cela aurait pour effet de modifier significativement la nature ou le nombre des produits phytopharmaceutiques mis sur le marché. Concernant les carences et insuffisances reprochées dans les procédures de suivi et de surveillance des effets des produits phytopharmaceutiques autorisés :

29. Aux termes de l’article L. 253-8-1 du code rural et de la pêche maritime : « En complément de la surveillance biologique du territoire prévue à l’article L. 251-1, l’autorité administrative veille à la mise en place d’un dispositif de surveillance des effets indésirables des produits phytopharmaceutiques sur l’homme, sur les animaux d’élevage, dont l’abeille domestique, sur les plantes cultivées, sur la biodiversité, sur la faune sauvage, sur l’eau et le sol, sur la qualité de l’air et sur les aliments, ainsi que sur l’apparition de résistances à ces produits. Ce dispositif de surveillance, dénommé phytopharmacovigilance, prend en compte notamment les dispositifs de surveillance de la santé des personnes et des travailleurs prévus par le code de la santé publique et le code du travail et les dispositifs de surveillance environnementale. Il s’applique sans préjudice des demandes de surveillance particulières figurant dans la décision d’autorisation de mise sur le marché des produits. / Les détenteurs de l’autorisation de mise sur le marché communiquent aux organismes désignés par l’autorité administrative les informations dont ils disposent relatives à un incident, à un accident ou à un effet indésirable de ce produit sur l’homme, sur les végétaux traités, sur l’environnement ou sur la sécurité sanitaire des denrées ou des aliments pour animaux issus des végétaux auxquels ce produit a été appliqué, ou relatives à une baisse de l’efficacité de ce produit, en particulier résultant de l’apparition de résistances. Les fabricants, importateurs, distributeurs ou utilisateurs professionnels d’un produit phytopharmaceutique, ainsi que les conseillers et formateurs des utilisateurs de produits phytopharmaceutiques, sont également tenus de communiquer à ces organismes désignés toute information de même nature dont ils disposent. / Les organismes participant à la phytopharmacovigilance, en particulier les organismes désignés par l’autorité administrative en application du deuxième alinéa, transmettent à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail les informations dont ils disposent en application des deux premiers alinéas ».

30. Les associations requérantes estiment que la procédure de suivi et de surveillance des effets des produits phytopharmaceutiques autorisés par l’ANSES est insuffisante en raison d’un manque de moyens humains et financiers et soutiennent à cet égard que « les autorisations ne sont remises en cause qu’en cas de conséquences évidentes et avérées sur la santé des travailleurs ou de certains, très rares, groupes d’animaux comme les abeilles, pour qui les apiculteurs peuvent faire remonter les difficultés » et que, « même dans ce cas, les procédures de retrait sont complexes, et […] souvent suivis par l’autorisation de nouveaux produits potentiellement tout aussi nocifs ». Elles font valoir en outre que seules 56 substances actives sur les 294 autorisées en France font l’objet d’une fiche de pharmacovigilance, sans que les données contenues par chacune de ces fiches soient exhaustives.

31. En défense, d’une part, le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire fait valoir que l’ANSES a procédé, sur la base de la procédure de pharmacovigilance décrite ci-dessus, au retrait de 24 autorisations de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques contenant la substance époxiconazole pour laquelle elle avait conclu, le 19 avril 2019, qu’elle présentait un caractère de perturbateur endocrinien, avant la conclusion des travaux conduits au niveau européen par l’EFSA dans le cadre du réexamen de l’approbation de cette substance, et qu’elle a également modifié les autorisations de mise sur le marché des produits contenant la substance métazachlore en y imposant des restrictions compte tenu des risques pour les eaux souterraines. D’autre part, le ministère fait valoir que les fiches de pharmacovigilance, dont la publication ne procède d’aucune obligation légale ni réglementaire, sont renseignées à mesure des réexamens auxquels il a été procédé depuis leur création en 2015 et qu’elles ne reflètent pas l’ensemble des données dont dispose l’ANSES. Dans ces conditions, faute d’éléments suffisants produits par les associations requérantes pour étayer leurs énonciations, la faute reprochée à l’Etat ne peut être regardée comme établie. Concernant le défaut d’indépendance des missions d’évaluation et d’autorisation reproché à l’ANSES : 32. Aux termes de l’article 11 du règlement (CE) du 21 octobre 2009 visé ci-dessus : « L’Etat membre rapporteur procède à une évaluation indépendante, objective et transparente, à la lumière des connaissances scientifiques et techniques actuelles ». Aux termes de l’article L. 1313-1 du code de la santé publique : « L’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail est un établissement public de l’Etat à caractère administratif. Elle met en oeuvre une expertise scientifique indépendante et pluraliste […] Elle exerce, pour les produits phytopharmaceutiques et les adjuvants mentionnés à l’article L. 253-1 du code rural et de la pêche maritime, ainsi que pour les matières fertilisantes, adjuvants pour matières fertilisantes et supports de culture mentionnés à l’article L. 255-1 du même code, des missions relatives à la délivrance, à la modification et au retrait des différentes autorisations préalables à la mise sur le marché et à l’expérimentation. Elle exerce des missions relatives à la délivrance, à la modification et au retrait des autorisations préalables à la mise sur le marché et à l’expérimentation pour les produits biocides mentionnés à l’article L. 522-1 du code de l’environnement ».

33. Les associations requérantes soutiennent que les dispositions de l’article 11 du règlement (CE) du 21 octobre 2009 citées ci-dessus imposent l’organisation d’une séparation fonctionnelle au sein de l’autorité chargée de l’évaluation des risques associés aux produits phytopharmaceutiques et de la délivrance des autorisations de leur mise sur le marché, « afin de garantir que les services compétents, respectivement, pour l’évaluation des effets du produit et pour la délivrance de l’autorisation sur le fondement des conclusions d’évaluation, soient pourvus chacun de moyens administratifs et humains propres, et soient ainsi en mesure de remplir leurs missions en toute indépendance et de manière objective ». Toutefois, d’une part, il ne résulte pas des dispositions citées ci-dessus, ni d’aucune autre disposition législative ou réglementaire, que le législateur européen ou national ou le pouvoir réglementaire aurait entendu organiser une telle séparation fonctionnelle au sein de l’ANSES. D’autre part, s’il est constant que l’organisation actuelle est critiquée au sein même de l’ANSES, celle-ci ayant dans un avis du 12 juillet 2021 exprimé ses difficultés à exercer une activité de nature réglementaire en plus de son activité d’évaluation scientifique, il résulte également de l’instruction que les directions chargées de l’évaluation des risques d’une part et de l’autorisation de mise sur le marché d’autre part sont distinctes, que le conseil d’administration de l’ANSES a adopté par délibération du 20 novembre 2018 un code de déontologie et qu’un comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts s’assure de son respect. Ainsi, la faute reprochée à l’Etat ne peut être regardée comme établie. En tout état de cause, les requérants ne démontrent pas le lien direct et certain entre le préjudice établi aux points 17 à 20 et les modalités d’organisation interne de l’ANSES. Concernant la violation de l’interdiction de mise sur le marché de produits ayant un effet inacceptable sur l’environnement ou présentant un risque de dommage grave et irréversible à l’environnement reprochée à l’Etat :

34. Les associations requérantes soutiennent que « de nombreux produits mis sur le marché, ayant passé avec succès la procédure d’évaluation et d’autorisation mise en place par l’Etat, ont en réalité un effet inacceptable sur l’environnement », ce qui démontre selon elles « une défaillance systématique et généralisée » de la procédure d’évaluation et d’autorisation des produits phytopharmaceutiques. Elles se fondent notamment sur la circonstance que l’ANSES a pu autoriser des produits contenant des néonicotinoïdes, du glyphosate et d’autres substances actives toxiques pour les insectes pollinisateurs et que certaines de ces autorisations ont été annulées par le juge administratif. Toutefois, s’il résulte de l’instruction, comme le soutiennent les requérantes, que certains produits phytopharmaceutiques ont passé avec succès la procédure d’évaluation et d’autorisation en dépit de leurs effets inacceptables sur l’environnement, ces circonstances, au regard du nombre de demandes formées auprès de l’ANSES et d’autorisations de mise sur le marché délivrées par cette dernière, sont insuffisantes pour établir la défaillance structurelle invoquée par les associations requérantes. Dans ces conditions, la faute reprochée à l’Etat ne peut être regardée comme établie.

S’agissant des carences reprochées à l’Etat dans la mise en oeuvre des politiques de réduction des utilisations, risques et effets des produits phytopharmaceutiques :

35. Aux termes de l’article 31 de la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en oeuvre du Grenelle de l’environnement : « L’objectif est, d’une part, de retirer du marché, en tenant compte des substances actives autorisées au niveau européen, les produits phytopharmaceutiques contenant les quarante substances les plus préoccupantes en fonction de leur substituabilité et de leur dangerosité pour l’homme, trente au plus tard en 2009, dix d’ici à la fin 2010, et, d’autre part, de diminuer de 50 % d’ici à 2012 ceux contenant des substances préoccupantes pour lesquels il n’existe pas de produits ni de pratiques de substitution techniquement et économiquement viables. De manière générale, l’objectif est de réduire de moitié les usages des produits phytopharmaceutiques et des biocides en dix ans en accélérant la diffusion de méthodes alternatives, sous réserve de leur mise au point, et en facilitant les procédures d’autorisation de mise sur le marché des préparations naturelles peu préoccupantes ». Aux termes de l’article L. 253-6 du code rural et de la pêche maritime, dans sa version actuelle : « Un plan d’action national fixe les objectifs quantitatifs, les cibles, les mesures et calendriers en vue de réduire les risques et les effets de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine et l’environnement, les mesures de mobilisation de la recherche en vue de développer des solutions alternatives aux produits phytopharmaceutiques et les mesures encourageant l’élaboration et l’introduction de la lutte intégrée contre les ennemis des cultures et les méthodes ou techniques de substitution en vue de réduire la dépendance à l’égard de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Il comprend des indicateurs de suivi des objectifs fixés. Sa mise en oeuvre est notamment financée par la contribution instituée par l’article 135 de la loi n° 2017-1837 de finances pour 2018 ». Pour l’application des dispositions de l’article L. 253-6 du code rural et de la pêche maritime, le gouvernement a adopté successivement en 2009 le plan Ecophyto 2018, qui prévoyait la réduction de 50% du recours aux produits phytopharmaceutiques en dix ans, puis en 2015 le plan Ecophyto II, modifié en 2018 par le plan Ecophyto II+, lesquels prévoient une trajectoire en deux temps : « une réduction de 25 % d’ici à 2020 reposant sur la généralisation et l’optimisation des systèmes de production économes et performants actuellement disponibles, puis une réduction de 25 % supplémentaires à l’horizon 2025 qui sera atteinte grâce à des mutations plus profondes des systèmes de production et des filières ».

36. Il résulte des dispositions citées ci-dessus que, si les dispositions de la loi du 3 août 2009 citées ci-dessus, en se bornant à fixer des objectifs à l’action de l’Etat, ne revêtent pas par elles-mêmes de portée normative, il n’en va pas de même des dispositions de l’article L. 253-6 du code rural et de la pêche maritime, transposant la directive 2009/128/CE du 21 octobre 2009, par lesquelles le législateur a entendu qu’un plan d’action national fixe les objectifs quantitatifs en matière de réduction des risques associés aux produits phytopharmaceutiques et a par la suite institué une contribution permettant sa mise en oeuvre effective. Dans ces conditions, la circonstance que les plans Ecophyto pris en application de ces dispositions ont pris en considération les objectifs définis par la loi du 3 août 2009 n’a pas pour effet de retirer à ces plans tout effet contraignant, pas davantage la circonstance que d’autres Etats membres de l’Union européenne auraient fait des choix moins ambitieux en la matière.

37. En l’espèce, il n’est pas contesté que l’objectif initial de diminution du recours aux produits phytopharmaceutiques de 50 % en dix ans, reporté en 2016 à l’échéance 2025 et confirmé en avril 2019, assorti d’un objectif intermédiaire de -25 % en 2020, n’est pas en situation d’être atteint. A cet égard, la Cour des comptes, dans son rapport sur « Le bilan des plans Ecophyto » de 2019 a constaté que « l’utilisation des produits [phytopharmaceutiques] mesurée par l’indicateur NODU a, au contraire, progressé de 12 % entre 2009 et 2016 » et les notes de suivi des plans Ecophyto font état d’une augmentation constante de la moyenne triennale de l’indicateur de suivi défini en la matière, le nombre de dose unité (NODU) agricole, entre 2009-2011 et 2016-2018, sans que la baisse constatée plus récemment sur la période 2018-2020 ne soit suffisante pour rétablir la cohérence avec la trajectoire fixée par le plan Ecophyto II+. Dans ces conditions, les associations requérantes sont fondées à soutenir que l’Etat doit être regardé comme ayant méconnu les objectifs qu’il s’est fixés en matière de réduction de l’usage de produits phytopharmaceutiques et la faute invoquée doit ainsi être regardée comme établie.

38. En outre, d’une part, l’Etat a reconnu, à l’occasion de la publication du plan Ecophyto II le 26 octobre 2015 que « la réduction de l’utilisation […] des produits phytopharmaceutiques demeure nécessaire, au regard de l’évolution des connaissances depuis 2008 sur leurs effets sur la santé humaine […] mais aussi sur l’environnement, la biodiversité et les services écosystémiques qui en dépendent ». D’autre part, il ressort de l’étude de la Cour des comptes citée ci-dessus que l’Etat « pourrait davantage influer sur les modes de production et les filières par l’exercice de ses compétences normatives, de régulation et d’information ». Ainsi, en dépit de ce que le déclin de la biodiversité est multicausal, le préjudice écologique défini aux points 17 à 20 n’aurait pas revêtu son ampleur actuelle sans la carence de l’Etat à respecter ses objectifs en matière de réduction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Dans ces conditions, le caractère direct et certain du lien entre ce préjudice et la faute reconnue au point 37 doit être regardé comme établi.

S’agissant des manquements à ses obligations au titre des directives européennes dans le domaine de l’eau reprochés à l’Etat :

Concernant l’obligation générale de protection de l’état des eaux souterraines et de surface contre les incidences des pesticides et d’amélioration de l’état chimique des masses d’eau :

39. D’une part, aux termes de l’article 4 de la directive du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau : « 1. En rendant opérationnels les programmes de mesures prévus dans le plan de gestion du district hydrographique : a) pour ce qui concerne les eaux de surface : i) les Etats membres mettent en oeuvre les mesures nécessaires pour prévenir la détérioration de l’état de toutes les masses d’eau de surface, sous réserve de l’application des § 6 et § 7 et sans préjudice du paragraphe 8 ; ii) les Etats membres protègent, améliorent et restaurent toutes les masses d’eau de surface, sous réserve de l’application du point iii) en ce qui concerne les masses d’eau artificielles et fortement modifiées afin de parvenir à un bon état des eaux de surface au plus tard quinze ans après la date d’entrée en vigueur de la présente directive, conformément aux dispositions de l’annexe V, sous réserve de l’application des reports déterminés conformément au § 4 et de l’application des § 5, 6 et § 7 et sans préjudice du § 8 ; […] / b) pour ce qui concerne les eaux souterraines : i) les Etats membres mettent en oeuvre les mesures nécessaires pour prévenir ou limiter le rejet de polluants dans les eaux souterraines et pour prévenir la détérioration de l’état de toutes les masses d’eau souterraines, sous réserve de l’application des paragraphes 6 et 7 et sans préjudice du § 8 et sous réserve de l’application de l’article 11, § 3, point j) ; ii) les Etats membres protègent, améliorent et restaurent toutes les masses d’eau souterraines, assurent un équilibre entre les captages et le renouvellement des eaux souterraines afin d’obtenir un bon état des masses d’eau souterraines, conformément aux dispositions de l’annexe V, au plus tard quinze ans après la date d’entrée en vigueur de la présente directive, sous réserve de l’application des reports déterminés conformément au paragraphe 4 et de l’application des paragraphes 5, 6 et 7 et sans préjudice du paragraphe 8 et sous réserve de l’application de l’article 11, § 3, point j) ; iii) les Etats membres mettent en oeuvre les mesures nécessaires pour inverser toute tendance à la hausse, significative et durable, de la concentration de tout polluant résultant de l’impact de l’activité humaine afin de réduire progressivement la pollution des eaux souterraines. […]5. Les Etats membres peuvent viser à réaliser des objectifs environnementaux moins stricts que ceux fixés au paragraphe 1, pour certaines masses d’eau spécifiques, lorsque celles-ci sont tellement touchées par l’activité humaine, déterminée conformément à l’article 5, § 1, ou que leur condition naturelle est telle que la réalisation de ces objectifs serait impossible ou d’un coût disproportionné, et que toutes les conditions suivantes sont réunies : a) les besoins environnementaux et sociaux auxquels répond cette activité humaine ne peuvent être assurés par d’autres moyens constituant une option environnementale meilleure et dont le coût n’est pas disproportionné ; ». Aux termes de l’article 11 de la directive du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable : « Les Etats membres font en sorte que des mesures appropriées soient adoptées pour protéger le milieu aquatique et l’alimentation en eau potable contre l’incidence des pesticides. Ces mesures soutiennent les dispositions pertinentes de la directive 2000/60/CE et du règlement (CE) n° 1107/2009 et sont compatibles avec celles-ci ».

40. D’autre part, aux termes de l’article L.211-1 du code de l’environnement : « I. – Les dispositions des chapitres Ier à VII du présent titre ont pour objet une gestion équilibrée et durable de la ressource en eau ; cette gestion prend en compte les adaptations nécessaires au changement climatique et vise à assurer : […] 2° La protection des eaux et la lutte contre toute pollution par déversements, écoulements, rejets, dépôts directs ou indirects de matières de toute nature et plus généralement par tout fait susceptible de provoquer ou d’accroître la dégradation des eaux en modifiant leurs caractéristiques physiques, chimiques, biologiques ou bactériologiques, qu’il s’agisse des eaux superficielles, souterraines ou des eaux de la mer dans la limite des eaux territoriales ; 3° La restauration de la qualité de ces eaux et leur régénération ; ». Aux termes de l’article L. 253-7 du code rural et de la pêche maritime : « I.- Sans préjudice des missions confiées à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et des dispositions de l’article L. 211-1 du code de l’environnement, l’autorité administrative peut, dans l’intérêt de la santé publique ou de l’environnement, prendre toute mesure d’interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l’utilisation et la détention des produits mentionnés à l’article L. 253-1 du présent code et des semences traitées par ces produits. Elle en informe sans délai le directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. L’autorité administrative peut interdire ou encadrer l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans des zones particulières, et notamment : […] 2° Les zones protégées mentionnées à l’article L. 211-1 du code de l’environnement ; ».

41. Il appartient à l’autorité administrative, sur le fondement de l’article L. 253-7 du code rural et de la pêche maritime, de prendre toute mesure quant à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques nécessaire à la protection de l’environnement. Il lui incombe, conformément à ce que prévoit l’article L. 211-1 du code de l’environnement, de prendre les mesures permettant, conformément aux objectifs mentionnés à l’article 11 de la directive du 21 octobre 2009, de protéger la ressource en eau contre les incidences des produits phytopharmaceutiques et en particulier contre les risques de pollution, que ce soit par dérive, drainage ou ruissellement.

42. Les associations requérantes reprochent à l’Etat une carence fautive dans son obligation de protection des eaux souterraines et de surface contre les incidences des produits phytopharmaceutiques ainsi que dans son obligation d’amélioration de leur état chimique. Elles font valoir que les rapports produits par l’Agence de l’eau dans le cadre du schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) font tous état d’une présence significative de substances actives de produits phytopharmaceutiques responsables de la dégradation de l’état chimique des masses d’eau. A cet égard, s’agissant du bassin SeineNormandie, l’Agence de l’eau conclut en 2021 que « la pollution par les phytosanitaires est très présente et majoritaire » dans les eaux souterraines et que « 36 masses d’eau souterraine (sur 53) sont déclassées par les phytosanitaires ».

S’agissant du bassin Adour-Garonne, elle conclut en 2019 que « la surface projetée des masses d’eau en mauvais état et secteurs dégradés représente plus de 35% de la surface du bassin », principalement à cause des phytosanitaires et des nitrates. S’agissant du bassin Rhin-Meuse, elle conclut la même année que « les phytosanitaires restent les principaux paramètres qui dépassent les seuils sur les masses d’eau souterraine ». Ainsi, il résulte de l’instruction que l’Etat a entaché son action d’une carence fautive dans la protection des eaux souterraines contre les incidences des produits phytopharmaceutiques, en méconnaissance des dispositions des articles L. 211-1 du code de l’environnement et L. 253-7 du code de la pêche rural et maritime et la faute invoquée doit ainsi être regardée comme établie. En revanche, s’agissant des eaux de surface, les associations requérantes, qui produisent des données relativement anciennes, se bornent à soutenir qu’« il semble que [l]es normes [environnementales]ne sont pas respectées », tout en admettant qu’« aucune donnée claire et accessible ne permet de vérifier le[ur] respect ». La faute reprochée à l’Etat s’agissant de la protection des eaux de surface ne peut donc être regardée comme suffisamment établie dans le cadre de la présente instance.

43. Il résulte de ce qui a été dit au point 42 que la présence de substances de synthèse liées à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques est la principale cause de détérioration de l’état chimique des eaux souterraines. Or, il résulte de ce qui a été dit au point 37 que l’Etat n’a pas atteint les objectifs qu’il s’est fixés en matière de réduction de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques et il est constant que la France se place au deuxième rang des Etats membres de l’Union européenne pour la quantité de substances actives vendues et au neuvième rang pour l’utilisation à l’hectare. Dans ces conditions, le caractère direct et certain du lien entre le préjudice écologique résultant de la contamination des eaux souterraines par ces substances actives et la carence fautive de l’Etat à respecter ses objectifs doit être regardé comme établi. Concernant le non-respect de la trajectoire et des objectifs en matière de bon état et de détérioration des masses d’eau, en raison notamment de la persistance de pesticides :

44. Aux termes de l’article L. 212-1 du code de l’environnement, transposant l’article 4 de la directive du 23 octobre 2000 cité ci-dessus : « I. – L’autorité administrative délimite les bassins ou groupements de bassins en déterminant le cas échéant les masses d’eau souterraines et les eaux maritimes intérieures et territoriales qui leur sont rattachées. / II. – Le comité de bassin compétent procède dans chaque bassin ou groupement de bassins : 1° A l’analyse de ses caractéristiques et des incidences des activités sur l’état des eaux ainsi qu’à une analyse économique des utilisations de l’eau ; ces analyses sont réexaminées périodiquement ; […] / III. – Chaque bassin ou groupement de bassins hydrographiques est doté d’un ou de plusieurs schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux fixant les objectifs visés au IV du présent article et les orientations permettant de satisfaire aux principes prévus aux articles L. 211-1 et L. 430-1. Le schéma prend en compte l’évaluation, par zone géographique, du potentiel hydroélectrique établi en application du I de l’article 6 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. / IV. – Les objectifs de qualité et de quantité des eaux que fixent les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux correspondent : 1° Pour les eaux de surface, à l’exception des masses d’eau artificielles ou fortement modifiées par les activités humaines, à un bon état écologique et chimique ; 2° Pour les masses d’eau de surface artificielles ou fortement modifiées par les activités humaines, à un bon potentiel écologique et à un bon état chimique ; 3° Pour les masses d’eau souterraines, à un bon état chimique et à un équilibre entre les prélèvements et la capacité de renouvellement de chacune d’entre elles ; 4° A la prévention de la détérioration de la qualité des eaux ; 5° Aux exigences particulières définies pour les zones visées au 2° du II, notamment afin de réduire le traitement nécessaire à la production d’eau destinée à la consommation humaine. / V. – Les objectifs mentionnés au IV doivent être atteints au plus tard le 22 décembre 2015. Toutefois, s’il apparaît que, pour des raisons techniques, financières ou tenant aux conditions naturelles, les objectifs mentionnés aux 1°, 2° et 3° du IV ne peuvent être atteints avant cette date, le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux peut fixer des échéances plus lointaines, en les motivant, à condition que l’état de la masse d’eau concernée ne se détériore pas davantage. Les reports ainsi opérés ne peuvent excéder la période correspondant à deux mises à jour du schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux, sauf dans les cas où les conditions naturelles sont telles que les objectifs ne peuvent être réalisés dans ce délai. VI. – Lorsque la réalisation des objectifs mentionnés aux 1°, 2° et 3° du IV est impossible ou d’un coût disproportionné au regard des bénéfices que l’on peut en attendre, des objectifs dérogatoires peuvent être fixés par le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux en les motivant ». 45. Les associations requérantes font valoir que les objectifs fixés à 15 ans par la directive-cadre sur l’eau, repris à l’article L. 212-1 du code de l’environnement, ne sont pas respectés, la part des masses d’eau de surface en bon état chimique ayant diminué entre 2009 et 2015 et la part des masses d’eau souterraine en bon état chimique ayant stagné sur la même période. Toutefois, ainsi que le fait valoir le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, le document de travail de la Commission européenne relatif aux plans de gestion de district hydrographique en France ne fait pas ressortir que l’Etat ne respecterait pas les conditions lui permettant d’avoir recours à des dérogations permettant le report des délais fixés, conformément aux dispositions du V de l’article L. 212-1 du code de l’environnement citées ci-dessus. De plus, il ressort de ce même document que l’Etat a mis en oeuvre la recommandation de la Commission européenne s’agissant des dérogations « objectifs moins stricts » prévues à l’article 4 de la directive du 23 octobre 2000 en justifiant le recours à ces dérogations par le coût disproportionné qui résulterait du respect des objectifs initiaux. Dans ces conditions, et alors que les associations requérantes se bornent à faire valoir que « l’Etat ne démontre pas respecter les conditions de report telles que prévues au V de l’article L. 212- 1 et à l’article 1, § 4 de la directive cadre sur l’eau », la faute ainsi reprochée à l’Etat ne peut être regardée comme établie.

En ce qui concerne la demande de réparation du préjudice et les demandes d’injonction qui l’accompagnent :

46. D’une part, aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution. […] ». D’autre part, lorsque le juge administratif statue sur un recours indemnitaire tendant à la réparation d’un préjudice imputable à un comportement fautif d’une personne publique et qu’il constate que ce comportement et ce préjudice perdurent à la date à laquelle il se prononce, il peut, en vertu de ses pouvoirs de pleine juridiction et lorsqu’il est saisi de conclusions en ce sens, enjoindre à la personne publique en cause de mettre fin à ce comportement ou d’en pallier les effets.

47. Ainsi qu’il a été dit ci-dessus, l’Etat ne peut être regardé comme responsable du préjudice écologique invoqué par les associations requérantes qu’autant que le non-respect des objectifs de réduction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques a contribué à la contamination des sols et des eaux et à la méconnaissance de son obligation de protection des eaux souterraines contre les incidences des produits phytopharmaceutiques. Par suite, les injonctions demandées par les associations requérantes ne sont recevables qu’en tant qu’elles tendent à la réparation du préjudice ainsi constaté ou à prévenir, pour l’avenir, son aggravation.

48. En l’espèce, les mesures concrètes de nature à permettre la réparation du préjudice peuvent revêtir diverses formes et expriment, par suite, des choix relevant de la libre appréciation du gouvernement. Il y a donc lieu d’enjoindre à la Première ministre et aux ministres compétents de prendre toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique et prévenir l’aggravation des dommages en rétablissant la cohérence du rythme de diminution de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques avec la trajectoire prévue par les plans Ecophyto et de nature à restaurer et protéger les eaux souterraines contre les incidences des produits phytopharmaceutiques, en particulier contre les risques de pollution. La réparation du préjudice devra être effective au 30 juin 2024, au plus tard. Sur le préjudice moral :

En ce qui concerne l’existence d’un préjudice moral :

49. Les dispositions de l’article L. 142-1 du code de l’environnement citées au point 4 ne dispensent pas l’association qui sollicite la réparation d’un préjudice, notamment moral, causé par les conséquences dommageables d’une carence fautive de l’autorité administrative de démontrer l’existence d’un préjudice direct et certain résultant, pour elle, de la faute commise par l’Etat.

50. En l’espèce, compte tenu des carences fautives de l’Etat à mettre en oeuvre des politiques publiques lui permettant d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixés de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires et de protection de la ressource en eau contre les incidences des produits phytopharmaceutiques, les associations requérantes peuvent prétendre à la réparation par l’Etat de ces carences fautives sous réserve de démontrer l’existence d’un préjudice, direct et certain en résultant pour elles.

En ce qui concerne la réparation du préjudice :

51. Les associations requérantes, dont les objets statutaires ont été décrits aux points 6 à 10, mènent chacune des actions visant à la protection de la biodiversité, de la flore et de la faune, notamment des insectes pollinisateurs, ainsi qu’à la préservation des paysages, à la lutte contre la pollution des eaux et des sols. Dès lors, les carences fautives de l’Etat mentionnées au point 50 ont porté atteinte aux intérêts collectifs que chacune d’elles défend. Par suite, il y a lieu de condamner l’Etat à payer aux associations Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, à l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre-Saumon (ANPER-TOS) et à l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS) la somme d’un euro symbolique chacune au titre de la réparation de leur préjudice moral. Sur les conclusions relatives à la demande de transmission d’une question préjudicielle :

52. Compte tenu de ce qui a été dit précédemment, notamment aux points 22 à 24, il n’y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées à titre subsidiaire par les associations requérantes et relatives à la transmission d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Sur les frais liés au litige :

53. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 € à verser à l’ensemble des associations requérantes sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Décide :

Article 1er : L’intervention du syndicat professionnel Phyteis est admise.

Article 2 : Il est enjoint à la Première ministre et aux ministres compétents de prendre toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique et prévenir l’aggravation des dommages en rétablissant la cohérence du rythme de diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires avec la trajectoire prévue par les plans Ecophyto et en prenant toutes mesures utiles en vue de restaurer et protéger les eaux souterraines contre les incidences des produits phytopharmaceutiques et en particulier contre les risques de pollution. La réparation du préjudice devra être effective au 30 juin 2024, au plus tard.

Article 3 : L’Etat versera aux associations Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, à l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre-Saumon (ANPER-TOS) et à l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS) la somme d’un euro chacune en réparation de leur préjudice moral.

Article 4 : L’Etat versera aux associations Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, à l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre-Saumon (ANPER-TOS) et à l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS), la somme de 3 000 € sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 6 : Le présent jugement sera notifié aux associations Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos pieds, à l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières Truite-Ombre-Saumon (ANPER-TOS), à l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS), à la secrétaire générale du gouvernement, au ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, au ministre de la santé et de la prévention, au ministre de l’économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique, au ministre de la transformation et de la fonction publiques et au ministre de l’intérieur et des outre-mer.

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